Jean-Claude JUNKER : L´Europe sociale, réformes et solidarité

Non publié

(De www.europe-corse.eu)

Je m'adresse à vous alors que l'état de notre Union européenne n'est pas bon. Regardez les ruptures, les fissures de solidarité qui se multiplient. Regardez la dangereuse renaissance des réflexes et des ressentiments nationaux que nous avons pu observer notamment au moment de la crise grecque. Regardez le retour des nombrilismes nationaux et provinciaux. Tout cela ne nous invite pas à un optimisme béat. Et tout cela ne devrait pas nous faire oublier qu'il y a de nombreuses raisons pour être fier de l'Europe. Pour être fier de ces succès, pour être fier de ces performances que l'Union européenne a su accumuler depuis le début des années cinquante. Il ne faut pas se reposer sur les lauriers, lauriers que l'on a parfois du mal à détecter. Il s'agit d'avancer, de faire mieux, parce que nous pouvons faire mieux. J'ai dit, au moment de prendre mes fonctions comme Président de la Commission, que la Commission que j'ai l'honneur de présider était et serait la Commission de la dernière chance. Non pas parce que j'aurais pensé que le fait de me voir arriver à la tête de la Commission inaugurerait ainsi un cycle de profondes réformes, de révolutions et de grands sauts en avant. Mais nous sommes la Commission de la dernière chance parce que nous observons avec inquiétude, mais aussi avec tristesse, que le fossé entre les peuples d'Europe, leurs opinions publiques et l'action politique, très souvent incompréhensible, que nous menons en Europe, ne cesse de s'agrandir. Cela est dû au fait que les citoyens se sont éloignés de l'Europe, et les citoyens se sont éloignés de l'Europe parce que l'Europe s'est éloignée des citoyens. Donc il faudra tout faire pour refermer l'énorme lacune, l'énorme fossé qu'il y a entre l'Europe et ceux qui l'habitent. J'avais dit, dans un enthousiasme printanier, en novembre dernier, que l'Europe devrait être grande sur les grandes choses, sur les grands projets, et qu'elle devrait être d'une grande retenue sur les petites choses. Le fait que l'Union européenne se soit infiltrée dans pratiquement tous les domaines de la vie quotidienne, a contribué à cette fatigue de l'Europe. Et donc il faudra que nous soyons grands sur les grandes ambitions. Nous faisons trop sur les petites choses et nous ne faisons pas assez sur l'essentiel. Il s'agit de corriger cela. Revoir nos politiques, réformer qui n'est pas un mot obscène, sauf si dans une phrase de cinq mots, on dit trois fois "réforme". Réformer, rénover, cela n'est pas une invitation à nous vautrer dans je ne sais quel délice du néolibéralisme. Réformer, c'est traduire en actes une certaine idée de l'homme que nous devons avoir et que nous devons partager entre nous. Il y a des politiques qu'il ne faut pas réformer, qu'il ne faut pas changer, qu'il ne faut pas amender, qu'il faut garder en l'état. Exemple, il n'est pas question de toucher à ce sacro-saint principe de la libre circulation des travailleurs. Il ne faut pas changer l'essentiel. Il faut le maintenir en place. Il y a des politiques qu'il faudra changer partiellement et que nous sommes en train de changer partiellement. Nous avons donné, la Commission, celle que je préside, une grille de lecture plus économique à l'application aveugle du Pacte de stabilité et de croissance. C'était nécessaire. Le Pacte, en faisant cela, n'est pas devenu un pacte de flexibilité. Il reste un pacte de stabilité. Mais on lui a apporté une très substantielle dose de flexibilité. Le Traité de libre-échange avec les Etats-Unis, autre exemple où il faudra que nous changions plus que très partiellement les choses, et nous sommes en train de le faire en proposant en matière juridictionnelle si j'ose dire, une solution d'arbitrage qui se rapproche davantage de l'ordre juridique que nous connaissons, et que les autres connaissent. Il y a des politiques évidemment, qui sont des politiques à compléter, notamment en matière d'emploi et en matière de croissance. Il y a en Europe un triangle vertueux : consolidation budgétaire nécessaire à cause des problèmes que nous ne pouvons pas reléguer aux générations futures ; réformes structurelles réfléchies, bien ciblées ; et la nécessité qu'il y a de relancer en Europe l'investissement. Pendant trop longtemps, nous avons mis un accent exclusif sur la consolidation budgétaire. Il s'agit maintenant de compléter cet effort, certes nécessaire mais pas suffisant, par une dimension de croissance et d'emploi, raison pour laquelle nous avons lancé un plan d'investissement en Europe, qu'on appelle le plan Juncker. Ce n'était pas mon idée, ni la tienne François. Ceux qui l'appellent le plan Juncker espèrent que ce sera un échec et comme ça ils auront d'ores et déjà identifié le responsable de cet échec. Mais cela ne doit pas être un échec parce que nous avons en Europe une véritable panne d'investissement qu'il faudra que nous remplacions par autre chose. D'où ce plan d'investissement qui est en marche, et qui est en marche parce qu'un certain nombre d'Etats, dont la République française, dès le début, m'ont appuyé sur le principe de la démarche et ont contribué, à leur façon, aux financements des investissements en Europe. Il faut compléter la dimension sociale de l'Europe, qui est tristement et pauvrement meublée. Je ne dis pas que rien n'a été fait. J'étais pendant dix-sept ans de ma vie ministre du Travail. Pendant les années quatre-vingt, en matière de sécurité et de santé au travail, Madame Hidalgo vient d'y faire référence, beaucoup de choses ont été faites, notamment en matière d'égalité et de promotion des droits féminins, y compris au niveau de l'emploi. Mais cela ne suffit pas. Nous avons proposé, nous la Commission européenne, au cours du printemps 2016, un socle de droits sociaux minimaux, un cordon sanitaire qui entourera, pour mieux le protéger, le marché du travail. Un socle de droits sociaux minimaux ne sera pas un socle minimal mais ce sera un socle qui déterminera les plafonds sociaux qu'on ne peut pas corriger vers le bas, et en le faisant nous apportons un plus de convergence au monde du travail en Europe. Et puis il faudra, mais j'y passe rapidement, approfondir l'Union économique et monétaire, qui elle non plus n'est pas complète. Tout cela ne peut être fait que si le dialogue social fonctionne mieux. Il faudra que nous redécouvrions les vertus de la politique contractuelle, et au niveau de l'entreprise, et au niveau des acteurs et au niveau des pays, et au niveau européen. Il faut absolument relancer le dialogue social en Europe. Et j'encourage la Confédération européenne des syndicats à devenir encore plus que jusqu'à présent, un acteur de ce dialogue social européen, qui a connu ses grands moments avec Jacques Delors au cours des années quatre-vingt, et qui doit connaître une renaissance, parce que le dialogue social est essentiel. Ceux qui disent que l'Union économique et monétaire, le dialogue social, ne peuvent pas évoluer en harmonie se trompent lourdement. J'ai nommé un vice-président chargé de l'euro et du dialogue social pour montrer que les deux choses vont ensemble. "J'aime les choses qui vont ensemble", disait Pascal, le dialogue social et construction européenne vont ensemble. L'un ne fonctionne pas sans l'autre. Nous devons jeter un nouveau regard sur les anormalités que nous observons. Il n'est pas normal que les contrats de travail qu'à l'époque, nous appelions des contrats de travail atypiques -travail intérimaire, contrats à durée déterminée- aujourd'hui sont en train de devenir des contrats de travail typiques. Pour moi, vieux jeu, le contrat de travail normal est un contrat de travail à durée indéterminée. Oui, les entreprises ont besoin de prévisibilité mais les travailleurs aussi. Mon père était ouvrier à la sidérurgie. S'il avait dû vivre dans la crainte de ne plus voir son contrat de travail être renouvelé, après six mois, après six mois, après six mois, je n'aurais pas vu une faculté de droit de l'intérieur Les gens modestes, ceux qui ont moins de moyens, les travailleurs ont besoin de prévisibilité et donc il faut plaider en faveur du contrat à durée indéterminée sans devoir se laisser insulter par ceux qui savaient toujours mieux, et qui nous ont conduits là où nous sommes, dans la précarité qui n'est pas acceptable parce qu'elle ne répond pas au modèle européen. Monsieur le Président du Parlement européen, j'ai attendu ton arrivé avant de procéder à l'éloge sincère et insuffisamment solennel de Bernadette. Je voulais dire que nous devons beaucoup à notre amie Bernadette Ségol. Parlant de dialogue social, je sais ce à quoi elle pense lorsqu'elle pense au dialogue social, et je crois qu'elle pense au dialogue social jour et nuit. Je l'ai souvent vue pendant le jour, mais elle était toujours très bien préparée et ce doit être l'œuvre de la nuit précédente. Bernadette, tu as mérité de l'Europe et les travailleurs de l'Europe doivent savoir que tu as mérité de la cause des travailleurs. Sans toi les choses seraient différentes et je te remercie. Je ne peux pas parler au nom de l'Europe, mais je te remercie au nom de l'Europe tout de même. Tu es une grande dame. Merci. Et je souhaite tout le succès à Luca, qui prendra la relève, si j'ai bien compris, et je voudrais renouveler ma promesse de travailler en étroite harmonie avec la Confédération, puisque sans notre alliance, les choses ne deviendront pas celles qu'elles devront devenir. Parlant de Bernadette, je veux dire trois mots de la solidarité, de ce sentiment, de cet engagement vers la solidarité dont elle a toujours fait preuve Je mets en garde tout ceux qui pensent, à la lumière de ce qu'il faut bien appeler la crise des réfugiés, je mets en garde tous ceux qui font appel à des sentiments indignes et peu nobles Si l'extrême droite – je sais où je parle - pense que c'est le chantier sur lequel elle pourra évoluer il faudra que vous vous mettiez à travers la route, l'extrême droite ne peut pas passer, au contraire, nous devons tout faire pour que, à l'égard des réfugiés, la solidarité joue son rôle. Je vais vous dire une chose, les réfugiés méritent notre solidarité. Je sais bien que c'est un énorme problème pour les collectivités municipales, même pour les très grandes villes, pour les pays pris dans leur ensemble. Mais c'est une exigence de cœur à laquelle nous devons nous soumettre. C'est une ardente obligation de l'Europe d'accueillir les réfugiés. Et en fait, en dépit de tous les problèmes, il m'arrive parfois d'être fier que ceux qui viennent, et ceux qui nous observent de loin, voient en Europe un havre de paix, une place où il fait mieux vivre qu'ailleurs. Les malheureux, que nous ne pouvons pas tous accueillir c'est une évidence, les malheureux qui quittent foyers et villages ne vont pas aux Etats-Unis, ne vont pas en Russie, ne vont pas en Chine, ils vont en Europe. Est-ce une raison pour leur refuser l'accès et l'accueil? Nous devons être fiers d'avoir fait de ce continent si souvent martyrisé, ensanglanté, une place qui aux yeux de la planète entière apparait comme la place où il fait bien vivre, et donc bienvenus aux réfugiés. La solidarité doit s'appliquer aussi dans d'autres domaines. En matière de droit du travail, il faudra en Europe que nous arrivons avec une dose de bon sens, sachant que le bon sens est distribué d'une façon très inégale en Europe, nous devons nous mettre d'accord sur un principe simple: un même salaire, pour un même travail, au même endroit, c'est une règle, une norme, qu'il faudra que nous appliquons. Et en matière de fiscalité d'entreprises, nous avons tous fauté, certains pêché. Il faudra que nous nous accordions sur le principe qu'un bénéfice doit être imposé là où ce bénéfice est réalisé. Stop au papillonnage fiscal. Et puis faisons en sorte que l'économie sociale de marché reste un mode d'organisation de nos sociétés qui ne peut pas être mis en question. Lors de la crise financière et économique, ce n'est pas l'économie sociale de marché qui n'a pas fonctionné, n'ont pas fonctionné ceux qui n'ont pas appliqué les vertus cardinales qui accompagnent l'économie sociale de marché. Cette volonté féroce de tout vouloir flexibiliser, cette volonté d'imposer une flexibilité sans borne et sans gêne, tout cela doit s'arrêter parce que nous avons vu où l'absence de normes nous conduit, elle nous conduit dans le chaos, et par conséquence l'économie sociale de marché doit rester le modèle social européen. Il ne faut pas suivre ceux dont l'imagination s'arrête au milieu du court terme. Il faut suivre ceux qui essaient de regarder plus loin. Regarder plus loin, oui, ne pas abandonner, ne pas baisser les bras, avoir en Europe comme dans la vie privée, cette détermination et cette patience dont ont besoin les grandes ambitions et les grands trajets. Je vous remercie de votre attention.